Le déclin de la démocratie et de la primauté du droit :
Comment protéger la primauté du droit et l’indépendance de la magistrature?

Allocution prononcée par la très honorable Beverley McLachlin, C.P.
Juge en chef du Canada

Traduction - L'allocution prononcée fait foi

Le recul de la primauté du droit

Durant la majeure partie de ma carrière comme juge, et probablement durant la majeure partie de la vôtre, vous et moi avons considéré que la primauté du droit se consolidait au Canada et dans les diverses régions du monde. Nous estimions que l’existence d’une magistrature forte et indépendante — la troisième branche d’un gouvernement démocratique — était une valeur solidement implantée au Canada et de plus en plus acceptée ailleurs. L’histoire évoluait de façon linéaire vers l’adhésion totale à la primauté du droit et vers le rejet du gouvernement par la force. Ce n’était qu’une question de temps, semblait-il, avant que tous les pays du monde connaissent la justice au sens où nous l’entendions.

Nous avions toutes les raisons du monde d’entretenir ces convictions. En effet, le Rideau de fer avait été démantelé, le mur de Berlin était tombé et, partout en Europe de l’Est, on observait l’établissement de tribunaux indépendants et d’une magistrature indépendante. Partout en Afrique, de nouvelles constitutions garantissaient l’indépendance des tribunaux ainsi que les libertés individuelles et démocratiques fondamentales. Le même phénomène se produisait en Asie. En Afrique du Nord et au Moyen-Orient, le printemps arabe portait la promesse que les tribunaux se libéreraient de l’emprise du pouvoir exécutif pour devenir des institutions véritablement indépendantes. Ces changements étaient confirmés par les données publiées par des organisations telle Freedom House, une organisation non gouvernementale (ONG) américaine qui mène des recherches sur la démocratie et les droits de la personne — données qui faisaient état de gains constants au chapitre des droits politiques et des libertés civiles. On recourait à la métaphore du printemps, et même de l’été, pour décrire les progrès que connaissaient alors la liberté et la justice.

La tendance s’est poursuivie pendant toute la première décennie du nouveau millénaire. Puis, en 2011, on a commencé à déceler les premiers signes du retour d’un hiver métaphorique. Des pays où, croyait-on, des institutions démocratiques, notamment des tribunaux indépendants, étaient en train de s’implanter — des pays comme la Turquie, les Philippines, le Vénézuéla, la Hongrie, la Pologne et la Russie — ont commencé l’un après l’autre à revenir vers des régimes autoritaires. L’indépendance des tribunaux était de plus en plus attaquée, tant ouvertement, du fait qu’on leur retirait des pouvoirs, que subrepticement, du fait qu’on évitait de s’adresser à eux ou qu’on faisait fi de leurs décisions. Qui plus est, certains craignent même que cette tendance ne fera qu’empirer.

Freedom House a signalé qu’en 2016, pour la onzième année consécutive, davantage de pays avaient connu un déclin plutôt qu’un gain au chapitre des droits politiques et des libertés civiles. Dans son rapport annuel sur l’état de la liberté dans le monde, Freedom House exposait en détail les gains réalisés par les forces populistes et nationalistes dans les États démocratiques, de même que les exactions éhontées commises par des régimes autoritaires en 2016. La situation ne s’est pas améliorée en 2017.

Voici comment les auteurs du rapport de Freedom House résument la situation :

[traduction]
Tous ces bouleversements suggèrent un risque croissant que l’ordre international observé au cours des vingt-cinq dernières années – qui reposait sur les principes de la démocratie, les droits de la personne et la primauté du droit — fera place à un monde où des dirigeants et des pays défendront leurs propres intérêts étroits sans véritables entraves et sans considération pour les avantages que représentent la paix, la liberté et la prospérité dans l’ensemble du mondeFootnote 1.

Les répercussions du recul de la primauté du droit pour les tribunaux

Le déclin de la démocratie et des libertés civiles auquel nous assistons a-t-il une incidence sur les tribunaux? Tout à fait. Lorsque les droits politiques et les libertés civiles reculent, ce recul s’accompagne immanquablement d’une régression de l’indépendance des tribunaux et de l’accès à la justice. La présence de juges indépendants garantit le respect des droits politiques et des libertés civiles. Tant que le système judiciaire demeure accessible et indépendant, et que les décisions et ordonnances des tribunaux sont exécutées, la survie des droits politiques et des libertés civiles est assurée. Lorsque l’accès aux tribunaux est inexistant ou entravé par les gouvernements et les forces de la majorité, les droits politiques et les libertés civiles reculent. Le lien entre les deux phénomènes est aussi simple qu’il est évident.

Il n’est pas difficile de trouver des exemples inquiétants de cas où la magistrature est la cible de mesures très radicales visant à l’affaiblir ou à l’asservir. Je vous propose les quelques exemples suivants.

La Pologne

  • Depuis 2015, la Pologne est dirigée par un parti conservateur d’extrême-droite qui cherche à modifier en profondeur l’appareil judiciaire de ce pays.
  • En 2015, lors de ce qu’il est convenu d’appeler la crise du Tribunal constitutionnel polonais, le président Duda a refusé de confirmer la nomination des juges du Tribunal constitutionnel qui avaient été choisis par le gouvernement précédent. Le parti qu’il dirigeait et qui venait d’être porté au pouvoir a également modifié les pouvoirs décisionnels du Tribunal constitutionnel, en modifiant la majorité requise à l’égard de ses décisions aux deux tiers des voix, et en requérant un quorum d’au moins 13 des 15 juges de ce tribunal. Les nominations et les réformes ont entraîné des manifestations en Pologne, et les modifications apportées à la loi ont été dénoncées par des représentants de l’Union européenne, au motif qu’elles menaçaient la primauté du droit et les droits de la personne des citoyens polonaisFootnote 2.
  • En juillet dernier, le parlement polonais s’est prononcé sur trois réformes qui étaient susceptibles de porter gravement atteinte à l’indépendance de la magistrature polonaise. Premièrement, le processus de nomination des présidents et des vice-présidents des tribunaux de droit commun conférerait désormais un rôle décisif au ministre de la Justice. Deuxièmement, les juges de la Cour suprême seraient forcés de prendre leur retraite, à l’exception de ceux approuvés par le ministre de la Justice, qui nommerait ensuite de nouveaux juges. Troisièmement, le Conseil national de la magistrature, organisme qui veille à l’indépendance des tribunaux et des juges, serait désormais assujetti au contrôle du Parlement. Par suite de très fortes pressions exercées par des organisations internationales, le président a opposé son veto à ces deux dernières réformes.

La Russie

  • Tout en prenant acte des considérables réformes judiciaires en cours en Russie depuis que ce pays s’est joint au Conseil de l’Europe en 1996, le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe a signalé quatre principaux problèmes persistants : les questions concernant l’inexécution des décisions judiciaires, les obstacles au système international de protection des droits de la personne, l’insuffisance de l’indépendance de la magistrature et les pouvoirs excessifs dont dispose la poursuiteFootnote 3.
  • Un rapport de 2010 de la Commission internationale des juristes signalait que la magistrature russe n’était pas indépendante dans les faits, ou à tout le moins n’était pas perçue comme telle. Aux termes du rapport : [traduction] « [l]e manque d’indépendance de la magistrature semble être le “secret de polichinelle” de la Russie, bien que la Constitution reconnaisse que le pouvoir judiciaire constitue une branche “autonome” des pouvoirs Étatiques »Footnote 4.
  • En Russie, l’indépendance judiciaire est compromise en raison des situations suivantesFootnote 5 :
    • La loi ne protège pas les juges contre l’abus d’influence de l’État ou des intérêts privés.
    • Les procédures de sélection et de nomination des juges ne sont pas transparentes, ni à l’abri des abus.
    • L’inamovibilité des juges n’est souvent pas garantie, et ces derniers peuvent être destitués pour des motifs non valables.
    • Les présidents des tribunaux jouissent de pouvoirs excessifs, et notamment d’un rôle décisif en ce qui concerne l’avancement des juges, les mesures disciplinaires et les avantages matériels.
    • Des cas de versement de pots-de-vin surviennent.
    • Il arrive souvent qu’une instance soit confiée à un juge donné afin d’obtenir le résultat voulu, ou encore qu’une instance soit réassignée lorsque le juge initial n’accepte pas de rendre la décision attendue.
    • Le système exerce des pressions sur les juges pour qu’ils se montrent loyaux envers des organismes étatiques ou envers certains fonctionnaires, et pour qu’ils tiennent compte de considérations politiques.
  • Il s’ensuit que la population russe fait peu confiance à sa magistrature. Transparency International, une ONG internationale engagée dans la lutte contre la corruption, a rapporté que, selon un sondage mené en Russie, 78 % des personnes interrogées ne s’attendaient pas à obtenir justice devant les tribunauxFootnote 6.

L’Ukraine

  • Depuis qu’elle a obtenu son indépendance en 1991, l’Ukraine a entamé un processus en vue de renforcer sa sécurité et d’harmoniser ses lois, ses institutions et ses pratiques avec les normes démocratiques.
  • La capacité des tribunaux ukrainiens de rendre justice de manière équitable et de protéger les droits des citoyens est un préalable essentiel au renforcement de la sécurité en Ukraine ainsi qu’au maintien de la démocratie dans ce pays. La magistrature a connu sa large part d’ennuis.
  • En 2005-2006, le parlement ukrainien a reporté la nomination de juges à la Cour constitutionnelle, de sorte que les activités de celle-ci ont été paralysées, faute de quorum.
  • La Cour constitutionnelle de l’Ukraine a fait l’objet d’attaques répétées de la part de partis politiques, d’organismes étatiques, de diverses organisations et des médias.
  • Lors de la crise sociale et politique qui a sévi de 2014 à 2016, le parlement ukrainien a adopté une résolution critiquant la Cour constitutionnelle pour les décisions qu’elle avait rendues au sujet de la procédure de modification de la Constitution, et destituant trois juges à qui on reprochait d’avoir manqué à leur serment professionnel.
  • La Cour n’a pas été en mesure de faire respecter ses décisions. De 2006 à 2016, 11 des 26 jugements visant les pouvoirs publics qu’elle a rendus n’ont pas été suivis.
  • En raison du climat d’instabilité politique qui régnait il y a deux ans, certaines ont évoqué la possibilité que l’Ukraine devienne un « État désintégré »Footnote 7.

La Turquie

  • En Turquie, au cours des deux dernières années, le gouvernement du président Erdogan a jeté en prison des juges ainsi que des journalistes et des opposants politiques, en plus de s’arroger de vastes nouveaux pouvoirs à la suite d’un référendum contesté tenu en avril.

Le Vénézuéla

  • Le Vénézuéla a récemment été le théâtre d’un présumé détournement d’une magistrature constitutionnelle indépendante. Lors des débats constitutionnels qui ont déchiré ce pays au cours de la dernière année, le tribunal constitutionnel actuel, le Tribunal de justice suprême, s’est rangé du côté du régime en place dans pratiquement 100 pour 100 des cas. Les forces de l’opposition ne croient pas en l’impartialité de ce tribunal, et elles croient encore moins qu’il protégera les droits politiques, les libertés civiles ou la Constitution.

Voilà ce qui se passe dans le monde actuellement. Je ne veux pas paraître pessimiste, mais il faut se montrer réaliste : de façon générale, l’âge d’or où la primauté du droit était considérée, sinon comme un fait acquis, à tout le moins comme un objectif universel louable, semble tirer à sa fin. Nous devons nous demander pourquoi cela se produit, et ce que nous pouvons faire pour stopper ce déclin.

Vous vous dites sans doute que cela n’est sûrement pas le cas au Canada, où l’indépendance de la magistrature est profondément enracinée et jouit d’un appui pratiquement universel. Il est peu probable que des mesures visant à affaiblir le pouvoir des tribunaux, comme celles qui ont été prises en Pologne, en Turquie ou au Vénézuéla, soient même proposées chez nous.

Mais l’érosion de l’indépendance judiciaire peut survenir peu à peu, sous l’effet de petits changements en apparence inoffensifs. Dans le temps qu’il me reste, j’aimerais aborder les deux questions suivantes : (1) Pourquoi assiste-t-on à un déclin du soutien en faveur de la primauté du droit et de l’indépendance de la magistrature? Et (2) Que pouvons-nous faire à cet égard?

Première question : Pourquoi assiste-t-on à un déclin du soutien en faveur de la primauté du droit et de l’indépendance de la magistrature?

Compte tenu du fait que la primauté du droit et l’indépendance de la magistrature — des valeurs qui se sont implantées après la Seconde Guerre mondiale — se sont révélé des valeurs tellement importantes pour l’épanouissement de l’humanité et pour le développement social et économique, il est difficile de comprendre pourquoi de telles valeurs, qui ont si bien servi le monde, sont rejetées et menacées dans certaines régions du monde. Des auteurs ont avancé quelques idées à cet égard.

La première idée avancée est que l’histoire n’évolue pas de façon linéaire, mais de façon réactive (au sens hégélien ou marxiste), ou encore de manière cyclique, au sens où Howe et Strauss emploient ce terme dans leur ouvrage The Fourth TurningFootnote 8. Aucun ensemble de valeurs ou d’idées ne dure éternellement. Cette situation s’explique par des raisons d’ordre démographique. Chaque génération est façonnée par son expérience propre. Il est possible que les jeunes gens d’aujourd’hui, qui n’ont jamais connu la guerre, le chaos et la dictature, n’accordent pas autant de valeur que leurs prédécesseurs à la primauté du droit et à la possibilité d’obtenir réparation auprès d’un tribunal indépendant. Cela pourrait expliquer pourquoi les jeunes gens vivant dans des démocraties bien établies accordent moins d’importance à la primauté du droit.

Une autre explication s’appuie sur la notion des attentes déçues. Les gens qui vivent dans des pays n’ayant jamais connu la démocratie et la primauté du droit sont davantage susceptibles d’éprouver de la déception si le nouveau modèle de tribunaux indépendants ne produit pas les résultats qu’ils attendaient d’eux. Partout dans le monde, après la période de croissance économique qui a accompagné l’émergence de la primauté du droit, les gains économiques ont plafonné. Conjuguée au phénomène de l’automatisation et à d’autres facteurs perturbateurs tels les changements climatiques, cette situation fait en sorte que des gens se retrouvent sans travail ou sans espoir. Le système actuel n’a pas amélioré leur sort et la prétendue primauté du droit n’a pas transformé leur réalité. Les tribunaux ne les aident pas. Ces gens cherchent donc ailleurs.

Par ailleurs, un autre facteur susceptible d’expliquer cette situation est l’accroissement de la diversité culturelle et raciale. Dans l’ensemble, les Canadiennes et les Canadiens considèrent la diversité comme une bonne chose. Mais, en soi, la diversité est uniquement un fait. Ce qui compte, c’est comment on agit concrètement à cet égard. Dans certaines régions du monde, la montée de l’extrême-droite et l’attraction concomitante qu’exercent les régimes menés par des « hommes forts » sont liés au ressentiment et à la xénophobie envers l’« autre ». La loi, semble-t-il, penche toujours en faveur des minorités, ce qui ne manque pas de susciter des réactions négatives à l’égard des droits de la personne et des tribunaux.

Enfin, certains tiennent les médias sociaux responsables de l’affaiblissement de la tradition démocratique dans laquelle nous avons grandi. Les médias sociaux amenuisent les avantages technologiques dont jouissent les élites universitaires et judiciaires et, par le fait même, la considération qu’on leur accorde. Ma vérité est tout aussi valable que la vôtre. Mon verdict est aussi valable que celui de tel ou tel juge. Qui plus est, ce phénomène est exacerbé par le fait que les médiaux sociaux favorisent le cloisonnement intellectuel. En effet, les gens fréquentent uniquement les salons de clavardage et les sites qu’ils aiment. Ce faisant, ils renforcent leurs craintes et leurs préjugés, en plus de se fermer aux voix qui pourraient remettre en question leurs opinions.

Ceux qui critiquent la primauté du droit et les tribunaux se plaisent à présenter la situation comme une « dichotomie »: ou bien on choisit la primauté du droit et l’indépendance de la magistrature, ou bien on choisit la stabilité et le progrès économique. J’estime que les quelque soixante-dix années qui se sont écoulées depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale réfutent cette thèse « dichotomique ». En effet, à mesure que la démocratie, les droits civils et la primauté du droit se sont implantés et épanouis, les libertés personnelles, la satisfaction à l’égard de la vie, l’espérance de vie et la richesse ont elles aussi progressé.

Deuxième question : Que pouvons-nous faire à cet égard?

1. Nous pouvons renseigner le public et la classe politique sur ce que signifie l’indépendance de la magistrature et sur les raisons pour lesquelles elle est essentielle à notre démocratie et au bien-être de notre société.

Le meilleur antidote pour lutter contre les causes du recul de la primauté du droit est probablement l’éducation — une éducation visant à aider les gens à bien saisir le poids de l’histoire dans l’évolution de la primauté du droit, ainsi que l’importance de celle-ci et des démocraties constitutionnelles, dont l’existence d’un pouvoir judiciaire indépendant constitue un aspect vital.

Plus concrètement, les citoyens et les gouvernements qui respectent la primauté du droit doivent élever leur voix et passer à l’action pour contrer son déclin, et ce, dans leur pays ou à l’étranger. L’érosion de la démocratie n’est pas un phénomène irréversible. Dans un article paru récemment dans le National Post, Graeme Hamilton faisait observer que [traduction] « les populistes élus qui ont détourné le système constitutionnel de leur pays – Erdogan, Hugo Chavez au Vénézuéla, Orban en Hongrie – ne l’ont fait qu’après avoir été élus pour un deuxième mandat »Footnote 9. L’auteur suggérait qu’il était [traduction] « important d’empêcher leur réélection avant qu’ils ne consolident leurs pouvoirs »Footnote 10. Au Canada, nous avons la chance de vivre dans un pays où des représentants de l’État dénoncent les atteintes à la primauté du droit. Récemment, par exemple, notre ministre des Affaires étrangères a dénoncé l’emprisonnement de défenseurs des droits de la personne en Turquie, en plus de s’insurger contre l’arrestation de dirigeants de l’opposition au Vénézuéla. De même, des titulaires de charges publiques en Allemagne et au sein de l’Union européenne ont reproché au gouvernement polonais d’avoir affaibli l’indépendance des tribunaux, compromettant ainsi la primauté du droit et les assises de la coopération au sein de l’Union européenne.

Plus précisément, que pouvons-nous faire, en tant que juges, pour assurer le maintien de la primauté du droit et de l’indépendance de la magistrature? Notre Constitution garantit notre inamovibilité et notre rémunérationFootnote 11. Mais comme l’histoire récente le démontre, l’existence des garanties constitutionnelles ne suffit pas à elle seule à préserver l’indépendance de la magistrature.

Il est vrai que les juges ne pas peuvent s’exprimer dans la section libre-expression des journaux, ni participer à des manifestations dans les rues ou encore prononcer des discours sur des questions politiques; ce rôle appartient aux citoyens et aux politiciens élus. Mais il ne s’ensuit pas pour autant que nous soyons impuissants à agir. Voici un certain nombre de mesures que, selon moi, nous pouvons prendre en tant que juges, pour faire en sorte que les garanties constitutionnelles canadiennes en matière de primauté du droit et d’indépendance de la magistrature demeurent robustes et dynamiques.

Le Conseil canadien de la magistrature a monté une trousse sur l’indépendance de la magistrature pour aider les juges à se préparer lorsqu’ils sont appelés à prendre la parole devant des groupes communautaires ou des groupes d’étudiants. Nous pouvons participer à de telles activités sans tomber dans la politique partisane. En outre, nous pouvons contribuer à faire mieux comprendre l’importance de la primauté du droit et de l’indépendance de la magistrature en participant à l’étranger à des programmes d’éducation sur le système de justice. De nombreux juges canadiens le font déjà.

2. Nous pouvons agir afin de veiller à ce que les citoyens ordinaires aient accès aux tribunaux et à ce que ceux-ci décident leurs demandes promptement et efficacement.

L’accès à la justice n’est pas un luxe ou un caprice. L’accès à la justice est essentiel au maintien de la confiance du public envers les tribunaux. Si les gens n’ont pas confiance aux tribunaux, ils ne les appuieront pas. Ils se soucieront peu que les juges soient indépendants ou non. Nous avons la chance, au Canada, d’avoir des tribunaux qui ne soient pas corrompus et qui rendent justice de façon indépendante et impartiale. Mais tarder à rendre justice équivaut à un déni de justice, et une justice qui n’est pas abordable équivaut à l’absence de justice. Nous devons rendre justice avec plus de célérité et travailler de concert avec les gouvernements pour améliorer l’accès à la justice.

3. Nous devons encourager l’indépendance des tribunaux en matière d’administration. 

L’administration par le pouvoir exécutif, c’est-à-dire le fait que les gouvernements provinciaux fournissent aux tribunaux le personnel, les locaux, les ordinateurs et les autres choses nécessaires pour rendre la justice, est le modèle administratif suivant lequel la plupart des tribunaux canadiens sont contraints de fonctionner. Cette situation peut avoir pour effet de priver les tribunaux des ressources dont ils ont besoin pour rendre la justice promptement et efficacement. Elle est également susceptible d’avoir des répercussions tant directes qu’indirectes sur la perception qu’ont les gens de l’indépendance des décideurs. Le Conseil canadien de la magistrature s’efforce de favoriser l’adoption de modèles d’administration des tribunaux propres à renforcer le pouvoir des juges en chef de prendre les mesures nécessaire pour que justice soit rendue promptement et efficacement. Il convient de signaler qu’un mouvement vers une plus grande autonomie des tribunaux en matière d’administration a été observé dans les pays de common law au cours des dernières années. En effet, des réformes instaurées récemment en Angleterre et au Pays de Galles ont accru l’indépendance de la magistrature au chapitre du financement et de la gestion des tribunaux par l’adoption d’un modèle d’administration basé sur le partenariat. Cela dit, indépendamment du modèle d’administration qui est retenu, ce sont les tribunaux, par l’entremise de leurs juges en chef, qui doivent être responsables de l’administration de la justice, et ils doivent se voir accorder les ressources dont ils ont besoin pour être en mesure de fonctionner efficacement.

4. Nous devons insister pour que l’examen de la conduite des juges relève au premier chef de la magistrature.

Il s’agit là, à mon avis, d’un impératif d’ordre constitutionnel. Bien que, concrètement, la destitution elle-même d’un juge au Canada demeure une prérogative du Parlement, la magistrature doit jouer un rôle primordial dans l’examen des allégations d’inconduite. Comme le démontre la situation à cet égard à l’échelle internationale, lorsque des politiciens peuvent infliger des sanctions disciplinaires aux juges et miner leurs pouvoirs, l’indépendance de la magistrature et la confiance du public envers les tribunaux sont menacées.

5. Nous devons être indépendants en matière de formation des juges.

Dans un monde qui évolue à un rythme effréné, il est nécessaire que les juges profitent de mesures de formation initiales et continues. Cette formation doit cependant être offerte par des organisations judiciaires. Les gouvernements doivent appuyer financièrement la formation des juges, mais ils ne doivent toutefois pas dicter le contenu de la formation que ceux-ci reçoivent. Une telle situation minerait la confiance du public envers la magistrature. Par exemple, une citoyenne engagée dans un procès contre le gouvernement pourrait à juste titre craindre que le juge ait reçu des mesures de formation ou d’éducation tendant à favoriser non pas ses intérêts, mais ceux du gouvernement.

6. Nous devons appuyer un processus de nomination des juges basé sur le mérite et non sur l’appartenance politique.

Il existe divers modes de nomination des juges. L’essentiel est d’éviter que des juges soient nommés parce qu’ils se plieront aux volontés du gouvernement ou qu’ils favoriseront un groupement politique particulier, ou que naisse la perception que cela se produit.

7. Nous ne devons jamais nous laisser enrôler par le gouvernement.

Cela va de soi. Pourtant, il vaut la peine de rappeler que différents régimes ont tenté, parfois avec succès, de réformer ou d’influencer les tribunaux en vue de s’assurer leur appui. La tendance observée dans les décisions du tribunal constitutionnel du Vénézuéla dont j’ai fait état précédemment en témoigne clairement. Par ailleurs, la résistance opposée à des tentatives de ce genre n’est pas toujours futile. Au Pakistan, il y a une dizaine d’années, les juges et la profession juridique ont réussi à s’opposer à une tentative du président de l’époque,  Pervez Musharraf, visant à saper la primauté du droit. Ce dernier avait déclaré l’état d’urgence afin d’empêcher les juges du tribunal suprême de se prononcer sur la légalité de son élection. Devant l’opposition à ses mesures, il avait fait arrêter des juges, ce qui avait déclenché de vives protestations de la part de la population. Heureusement, les juges ont été réintégrés dans leurs fonctions et une procédure de destitution a finalement été lancée contre Musharraf, qui a démissionné de son poste en 2008.

Conclusion

Dans les diverses régions du monde, les droits politiques, les libertés civiles et la primauté du droit sont attaqués depuis un certain nombre d’années. Bien que le Canada semble à l’abri de telles attaques, nous ne sommes pas pour autant immunisés. Les facteurs qui ont contribué au déclin de ces valeurs ailleurs dans le monde existent aussi chez nous. Le danger réside dans le fait que, même si ici la primauté du droit et l’indépendance de la magistrature ne sont pas l’objet de violentes attaques comme celles observées dans d’autres pays, nous pourrions néanmoins assister à un déclin graduel de ces valeurs au fil des ans, situation qui affaiblirait la primauté du droit et ferait en sorte que la magistrature serait moins respectée et moins indépendante. Il nous incombe donc de faire tout ce qui est en notre pouvoir pour veiller à ce que cela ne se produise pas.

En 2017, le Canada est un modèle en tant que société fondée sur la primauté du droit. Nos juges et nos tribunaux jouissent d’une très grande considération, tant au pays qu’à l’étranger. Je souhaite pouvoir dire la même chose dans dix ans, en 2027.

 

Footnotes

Footnote 1

A. Puddington et T. Roylance, « Populists and Autocrats: The Dual Threat to Global Democracy », dans Freedom House, Freedom in the World 2017, 2018, 1, p. 1.

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Footnote 2

Le Monde.fr, « Bruxelles lance une enquête préliminaire inédite sur la situation de l’Etat de droit en Pologne », Le Monde, 13 janvier 2016.

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Footnote 3

Conseil de l’Europe, Commissaire aux droits de l’homme, « As long as the judicial system of the Russian Federation does not become more independent, doubts about its effectiveness remain », Kommersant, 25 février 2016.

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Footnote 4

Commission internationale des juristes, The State of the Judiciary in Russia: Report of the ICJ Research Mission on Judicial Reform to the Russian Federation on 20-24 June 2010, 2010, p. 6.

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Footnote 5

Ibid., p. 7.

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Footnote 6

T. Blass, « Combating corruption and political influence in Russia’s court system », dans Transparency International, Global Corruption Report 2007: Corruption in Judicial Systems, 2007, 31, p. 33.; voir M. Krasnov, « Is the “Concept of Judicial Reformˮ Timely?  » (2002), 11 E. Eur. Const. Rev. 92, p. 94.

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Footnote 7

L. Bershidsky, « Ukraine Is in Danger of Becoming a Failed State », Bloomberg, 6 novembre 2015.

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Footnote 8

W. Strauss et N. Howe, The Fourth Turning: An American Prophecy – What Cycles of History Tell Us About America’s Next Rendezvous with Destiny, Broadway Books, 1997.

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Footnote 9

G. Hamilton, « Return of the strongman: ‘It’s a perfect storm against democracy right now’ », National Post, 11 août 2017.

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Footnote 10

Ibid.

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Footnote 11

Valente c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 673.

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Allocution prononcée par la très honorable Beverley McLachlin, C.P.
Juge en chef du Canada
À la réunion conjointe des Cours d’appel de la Saskatchewan et du Manitoba
Saskatoon, Saskatchewan
Le 28 septembre 2017